Quand le Vatican s'invite dans les vignes : naissance d’un terroir d’exception à Châteauneuf-du-Pape

11 septembre 2025

Le contexte : Avignon, nouveau centre du monde chrétien au XIV siècle

À l’aube du XIV siècle, l’Église catholique traverse une période de crise et fait un choix singulier : installer la papauté hors de Rome. Sept papes et deux antipapes résideront à Avignon de 1309 à 1417 — une ère appelée “la papauté d’Avignon”. La cité papale, protégée des troubles italiens, se change en une capitale politique, spirituelle et économique de l’Occident chrétien. À vingt kilomètres au nord, Châteauneuf devait encore se distinguer comme vignoble.

Or, cette proximité va bouleverser le destin de ce village, de ses terres et de la vigne elle-même. Si l’on connaît les fastes du palais des papes, leur goût pour le vin et leur vision du territoire vont durablement influencer la viticulture locale. Comment cette petite seigneurie sans histoire va-t-elle devenir un terroir de renom ? C’est le fruit d’un savant mélange : pouvoir, innovation et passion.

Châteauneuf avant les papes : une vigne présente mais modeste

Avant l'arrivée des papes, la culture de la vigne existe, mais elle demeure secondaire. Les premières traces écrites d’une vigne à Châteauneuf remontent au XII siècle, dans les cartulaires de l’abbaye de Saint-André, à Villeneuve-lès-Avignon (source : Archives départementales du Vaucluse). Les parcelles sont alors éparses, mêlées à la polyculture, destinées à la consommation locale ou à l’usage liturgique. Le vin produit reste rouge, léger, souvent coupé avec d’autres cépages ou épicé pour masquer ses défauts.

La région, balayée par les vents et surplombée de galets roulés déposés par le Rhône depuis l’ère quaternaire, possède déjà ce terroir unique. Mais elle attend encore son envol : il lui manque l’impulsion pour transformer une production rustique en vin de prestige.

L’influence déterminante de la papauté avignonnaise sur la viticulture

Le choix stratégique de Châteauneuf : résidence, protection et ambition viticole

Si les papes s’installent à Avignon, c’est à Châteauneuf qu’ils choisissent, très tôt, d’établir leur résidence d’été. Dès 1317, Jean XXII fait construire un château-forteresse, dont les vestiges dominent encore le plateau. Ce n’est pas un simple caprice : la colline, exposée au soleil, bénéficiait déjà d’une réputation de salubrité et avait l’avantage d’être à la fois fertile et défendable.

Ce choix architectural s’accompagne d’une volonté politique : développer une véritable seigneurie viticole, capable d’approvisionner la table pontificale et, au-delà, de contribuer au rayonnement des papes.

Encouragement papal et essor de la vigne

Jean XXII, premier “maire vigneron” de Châteauneuf, encourage vivement la mise en culture de la vigne. Les chartes de l’époque font état d’incitations accordées aux colons pour planter, entretenir et récolter la vigne : exonérations fiscales, facilités d’installation, garanties de protection (source : Chantal Sournia, “La vigne et le vin sous les Papes d’Avignon”).

  • Extension du vignoble : l’emprise du vignoble passe de quelques hectares à plus de 200 dans la seconde moitié du XIV siècle (INRA, Études historiques).
  • Qualité recherchée : des cépages réputés comme le “moren”, ancêtre du mourvèdre, sont introduits. On note l’apparition du grenache dans les sources du début du XVe siècle.
  • Canonisation du vin : la production n’alimente plus uniquement les messes, mais devient un élément de prestige, offert aux ambassadeurs et dignitaires de passage.

Des papes prescripteurs de goût et de pratiques innovantes

Au fil des pontificats, l’élite pontificale impose ses exigences : le vin de Châteauneuf doit être plus corsé, plus stable, donc plus apte au transport. Les papes favorisent la sélection des cépages, le tri des baies à la vendange et l’amélioration des méthodes de vinification.

Les sources évoquent l’utilisation précoce de sulfites (soufre) pour protéger les vins lors de leur conservation, pratique alors peu répandue en France – probable emprunt aux techniques italiennes (source : André Dominé, “Le Vin”).

  • Attention portée à la vendange : cueillette à maturité, tris manuels, limitation des rendements.
  • Maturation du vin : emploi des amphores, puis des tonneaux de chêne pour le transport.
  • Contrôle de la qualité et lutte contre les fraudes, imposée par l’administration pontificale : les officiers du pape veillent à l’authenticité des tonneaux destinés au palais, créant un embryon de réglementation.

Un terroir institutionnalisé : vers la naissance d’une identité collective

Les privilèges accordés au vignoble de Châteauneuf

La papauté fait de Châteauneuf un vignoble à part : exemption de tailles, franchises sur le commerce du vin, protection militaire. Un document de 1334 atteste le passage de chariots de vin châteauneuvois exemptés de taxe pontificale (Bibliothèque Vaticane, Registres pontificaux).

Ces mesures suscitent l’implantation de familles de vignerons issues des régions voisines mais aussi d’Italie ou de Catalogne, dont certains noms perdurent aujourd’hui.

  • Création des premiers celliers structurés et de vastes chais à la fin du XIV siècle.
  • Développement d’une main-d’œuvre viticole, installée sur place ou saisonnière.
  • Émergence d’un sentiment d’appartenance : dès 1347, les villages voisins parlent du “vin des Papes”.

Le vin de Châteauneuf, ambassadeur du prestige papal

Ce vin massif, parfumé, réputé long en bouche et apte au vieillissement, conquiert rapidement les tables princières. Au XVe siècle, des registres attestent de son envoi jusqu'à Bruges ou Londres (Jean-Pierre Poussou, “Commerce du vin au Moyen Âge”).

  • Exportations multipliées par dix entre 1350 et 1450.
  • Naissance d’une marque : étiquement, il est nommé “vin du pape” par antonomase.
  • Permanence du prestige : même après le retour du siège pontifical à Rome, le vin de Châteauneuf reste une référence dans la cour papale italienne.

Un héritage qui façonne le Châteauneuf-du-Pape moderne

Des traditions et innovations gravées dans la pierre

L’impulsion des papes n’a pas seulement dopé la quantité, elle a structuré la qualité : le nombre de cépages autorisés, la délimitation du terroir, la recherche d’excellence se retrouvent dans l’appellation d’origine contrôlée (AOC) créée en 1936. On y compte aujourd’hui treize cépages principaux et plus de 3 100 hectares, un legs direct de la vision pontificale d’un terroir cohérent et défendu.

Le blason papal, qui orne maintes étiquettes, rappelle ce lien indéfectible entre histoire religieuse et vinicole, jusqu’à influencer la règlementation et l’image du vignoble aux XX et XXI siècles.

Anecdotes, chiffres et héritage vivant

  • Le plus ancien acte notarié (1318) stipule l'obligation d'offrir des tonneaux à la cave papale en l’honneur du pape Jean XXII.
  • La dénomination “Châteauneuf-du-Pape” apparaît dans des documents officiels dès 1385 (Archives nationales).
  • La part de la vigne sur le territoire communal atteint 75 % en 2024.
  • Depuis 1954, un décret municipal interdit le survol de vaisseaux “nucléaires, radiologiques, chimiques ou volants supersoniques” au-dessus du vignoble : un clin d’œil à la volonté de protection historique initiée sous les papes !

De nos jours, près des deux tiers des domaines descendent directement de vignerons installés à l’époque post-papale. Cette filiation s’accompagne d’une conscience aiguë : chaque vendange perpétue ce pacte séculaire entre pouvoir, nature et savoir-faire.

De la cour pontificale à la renommée mondiale : une alchimie unique

L’établissement de la papauté à Avignon a provoqué une véritable révolution viticole à Châteauneuf-du-Pape : impulsion démographique, structuration foncière, innovations agronomiques, prestige et essor du commerce, jusqu’à façonner la géographie du vignoble.

Ce modèle d’interaction entre le pouvoir et la terre trouve peu d’équivalents en France. Ce n’est pas un hasard si Châteauneuf-du-Pape, au XXI siècle, est le plus grand des crus méridionaux en volume et en notoriété, crédité d’une production annuelle de près de 10 millions de bouteilles dans plus de 90 pays (Syndicat des Vignerons : bilan 2022). Un héritage vivant, savamment entretenu, irrigué par une histoire exceptionnelle. Le vin y demeure plus qu’un produit : le témoignage vibrant de l’époque où le destin du vignoble fut écrit en latin, sous la férule… d’un pape amateur de bon vin.

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