Châteauneuf-du-Pape : le choix décisif des papes pour la vigne au XIVe siècle

31 août 2025

Un carrefour historique : la papauté à Avignon et la naissance d’un grand vignoble

La décision des papes d’Avignon d’ériger Châteauneuf-du-Pape en fief viticole n’est pas le fruit du hasard ni d’un simple coup de cœur pour la région. À partir de 1309, la papauté s’installe à Avignon pour près de 70 ans, transformant la Provence et ses abords immédiats en épicentre du pouvoir chrétien. Mais pourquoi, alors que la vallée du Rhône regorgeait déjà de vignobles, ce petit village perché deviendra-t-il le laboratoire œnologique du Saint-Siège ?

Pour saisir la dimension de ce choix, il faut prendre en compte les facteurs historiques, politiques et environnementaux qui ont guidé les papes, en particulier les figures marquantes comme Clément V et surtout Jean XXII, à investir dans ces terres caillouteuses. Ce sont eux qui jetèrent les bases d’un domaine qui rayonne encore mondialement aujourd’hui.

La vigne dans la région avant les papes : un potentiel sous-estimé

La culture de la vigne dans la vallée du Rhône présente des racines antiques : les Phocéens et les Romains en développent la première trame dès le Ier siècle avant notre ère. Toutefois, au début du XIVe siècle, le climat politique incertain — conflits féodaux, raids, épidémies — freine l’essor viticole. Les vignobles sont alors modestes, souvent intégrés à des polycultures.

  • Des terres cultivées, mais morcelées : On dénombrait à la fin du XIIIe siècle à peine quelques dizaines d’hectares de vignes sur la colline du futur Châteauneuf-du-Pape, essentiellement voués à une production auto-consommée ou régionale (source : Archives Départementales du Vaucluse).
  • Des cépages rustiques : L’essentiel des plantations est constitué de cépages locaux, parfois à double fin (vinification et consommation en raisin de table).

Cette situation changera radicalement avec l’arrivée des papes. Ils voient dans ce terroir un réservoir de potentialité, à la fois pour l’approvisionnement de leur table et pour affirmer leur pouvoir.

Le choix stratégique : topographie et terroir de Châteauneuf-du-Pape

Pourquoi privilégier Châteauneuf-du-Pape et non un autre village ? Plusieurs caractéristiques décisives entrent en jeu :

  • Situation géographique : À moins de 15 kilomètres d’Avignon, la colline de Châteauneuf offre un point de vue dégagé sur la plaine du Rhône, assurant au pape la maîtrise du territoire. Les routes fluviales et terrestres relient rapidement le site au palais pontifical et aux grands axes de commerce (source : Carte du Pouvoir Pontifical, Le Monde, 2019).
  • Climat propice : Baigné de soleil, balayé par le mistral et protégé des excès d’humidité par le relief, ce terroir présente les atouts privilégiés pour la culture de la vigne. Les précipitations y sont modérées et régulières, avec environ 700 mm/an aujourd’hui, probablement similaires à l’époque.
  • Sol exceptionnel : La renommée de Châteauneuf-du-Pape vient de ses fameux galets roulés (lisières de molasses et quartzite issus du Rhône). Ces pierres stockent la chaleur le jour et la restituent la nuit : un climat “chaud” idéal à la maturation du raisin (Institut National de l’Origine et de la Qualité, INAO).

Pouvoir papal, affirmation politique et ambition œnologique

Avec leur installation à Avignon, les papes cherchent rapidement à garantir leur autonomie alimentaire et à affirmer leur puissance. Investir dans la vigne relève de trois ambitions :

  1. Approvisionnement des tables pontificales : Les banquets au palais nécessitent des quantités considérables de vin et, surtout, une qualité à la hauteur du prestige papal. En 1335, on estime la consommation annuelle du palais à plus de 1 500 hectolitres, soit environ 200 000 bouteilles actuelles (source : Études R. Dion, Histoire de la vigne et du vin, CNRS).
  2. Démonstration de contrôle territorial : Implanter un château fortifié dès 1317 (d’où le nom « Châteauneuf-du-Pape ») sert à marquer le territoire et à surveiller les allées et venues entre Avignon et Orange. Le vignoble s’organise autour de ce centre de pouvoir.
  3. Valorisation économique et religieuse : Le vin, denrée de communion et de diplomatie, sert aussi à entretenir les relations du pape avec le clergé et la noblesse locale. Les papes accordent de nombreuses exemptions de taxes pour le transport des vins jusqu’au Rhône (source : Chartes, Archives du Vatican).

Jean XXII, l’accélérateur : entre passion personnelle et vision stratégique

Le second pape d’Avignon, Jean XXII (1316-1334), fut capital dans l’histoire de Châteauneuf-du-Pape. D’origine limougeaude, il possédait déjà une véritable culture viticole et a su reconnaître, dans les potentialités du terroir châteauneuvois, un atout à valoriser.

  • Bâtisseur : Outre le château, Jean XXII fait construire au village un réseau de caves voûtées (certaines sont toujours en usage), des pressoirs et de grandes cuves de pierre, témoignant d’une volonté d’organisation rationnelle de la production (Rapport Archéologie du Vaucluse, 2009).
  • Encépagement et sélection : Les archives révèlent que Jean XXII incita à importer et acclimater des cépages de qualité, plus robustes et aromatiques, venant notamment d’Espagne et d’Italie.

Très vite, le vin de Châteauneuf acquiert la réputation de « Vin du Pape » et devient un produit de prestige exporté jusqu’à la cour de Naples, à Paris et même en Angleterre.

Protection de la qualité, organisation du vignoble et impact social

L’installation des papes à Châteauneuf-du-Pape ne se limite pas à la création d’un vaste vignoble. Ils mettent en place des structures qui s’apparentent à de véritables règlements d’appellation avant l’heure :

  • Normes de production : Les registres du XIVe siècle témoignent de la surveillance étroite des vendanges, avec une limitation drastique des dates d’ouverture, des obligations de tri du raisin et une traçabilité (relativement inédite pour l’époque).
  • Fiscalité et privilèges : Les habitants de Châteauneuf bénéficient alors d’exemptions sur les redevances en échange de quotas de vin fournis à la table papale.
  • Effet social et démographique : L’essor viticole attire de nouveaux habitants, artisans et commerçants. On note ainsi une croissance de 30% de la population entre 1320 et 1350, alors même que la plupart des villages alentours stagnent (État civil ancien, Archives départementales).

Le legs des papes : fondations pour un futur grand vignoble

Si la période pontificale s’achève en 1377 avec le retour à Rome, le cadre posé par les papes a des effets durables :

  • La renommée du vin, identifié dès le XVe siècle comme « vin noble du pape », attire les grandes familles de la noblesse et du négoce, qui investissent dans la vigne.
  • Les premières fermes et exploitations monastiques spécialisées dans la culture de la vigne s’installent grâce à un cadastre mieux organisé.
  • Les structures administratives du village continuent à protéger le vignoble contre les fraudes et l’arrachage sauvage, anticipant les grandes lois sur les AOC plusieurs siècles avant leur invention.
  • Enfin, la tradition de sélection parcellaire (parcelle du Bois de la Ville, zone de La Crau, etc.) naît à cette époque, marquant l’identité toujours actuelle du cru.

Ouverture : la mémoire vivante d’un choix visionnaire

Le choix des papes d’Avignon pour Châteauneuf-du-Pape n’a rien d’anodin. Il répond à une logique précurseur : transformer un territoire à fort potentiel en un foyer d’innovation agricole et culturelle, servir l’autonomie alimentaire tout en affirmant un rayonnement international. Par la conjugaison des facteurs naturels, de l’ambition pontificale et d’une organisation précoce, le nom de Châteauneuf-du-Pape deviendra synonyme d’excellence viticole. Il suffit d’arpenter aujourd’hui le vignoble pour comprendre que ce patrimoine, bâti au XIVe siècle, demeure plus que jamais vivant.

Sources principales :

  • R. Dion, Histoire de la vigne et du vin en France, CNRS, 1959
  • INAO, Dossier Châteauneuf-du-Pape, 2024
  • Archives départementales du Vaucluse
  • Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO). Site officiel
  • Rapports archéologiques du département du Vaucluse, 2009
  • Le Monde, Carte du pouvoir pontifical, 2019
  • Archives du Vatican, Chartes XIVe siècle

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