Aux origines des vignes papales : les premiers cépages de Châteauneuf-du-Pape sous la papauté d’Avignon

16 septembre 2025

Un vignoble façonné par l’histoire et les hommes d’Église

En surplomb du Rhône, au cœur d’une mosaïque de galets et de terrasses, le vignoble de Châteauneuf-du-Pape a pris son visage actuel au gré d’une longue histoire. L’histoire commence véritablement lors de l’installation de la papauté en Avignon, en 1309. Clément V puis Jean XXII, séduits par ces terroirs, font du village un lieu d’exception : les papes y font bâtir un château, mais aussi, et surtout, y structurent la vigne de façon inédite dans la région.

La question des premiers cépages cultivés à Châteauneuf-du-Pape remue plusieurs couches de temps, entre transmission orale, archives lacunaires et redécouvertes récentes. Ce qui est certain, c'est que la présence pontificale va durablement orienter le vignoble, transformer son paysage et influencer le choix des plants jusque dans notre époque contemporaine.

Des archives à décrypter : ce que disent les textes médiévaux

Peu de documents relatent avec exactitude les cépages plantés sous la papauté d’Avignon. Les premiers comptes et actes notariés ne mentionnent souvent que la vigne ("vinea"), le vin ("vinum"), ou des génériques comme “bonnes vignes” ou “belles grappes”. Pourtant, certains indices ponctuent les cartulaires, les baux viticoles conservés aux Archives Départementales du Vaucluse et à la Bibliothèque Vaticane.

  • Les actes du château de Châteauneuf datant de 1314 évoquent la présence de “greffes ramenées de Cahors” mais sans détailler l’appellation du cépage (cartulaire de la Chambre Apostolique, édition L. Viallet, 1903).
  • Dans les registres de la papauté (Clément VI, vers 1348), il est mentionné des “sermentaires” chargés de surveiller les vendanges de cépages “précieux” destinés à la table pontificale, signe qu’un choix variétal avait lieu.
  • Le plus ancien terme spécifique est celui de “plant vernace” (vermentino ? grenache blanc ?), parfois cité dès la fin du Moyen Âge. (source : M. Lachiver, Vins, vignes et vignerons).

Il est aujourd’hui admis que si la distinction ampélographique n’est pas aussi précise que de nos jours, certains cépages étaient bel et bien identifiés et multiplicateurs : leur adaptation, leur qualité de conservation et leur teneur en sucre intéressaient les intendants pontificaux.

Les cépages historiques identifiés par la recherche

Le Mourvèdre : un candidat sérieux mais tardif

Le mourvèdre, parfois appelé “mataro”, est souvent cité parmi les plus anciens cépages du bassin méditerranéen. Cependant, son introduction à grande échelle semble postérieure à l’époque dite “des papes”. La confusion vient de son nom ancien “Monastrell”, qui laisse penser à une implantation par les communautés monastiques dès la fin du XIIIe siècle. En réalité, les premières preuves archéologiques en Provence sont postérieures à 1500 (INRA, colloque sur la génétique des cépages, 2006).

Le Grenache : un classique méditerranéen transpirant des archives

Le "grenachio" espagnol, ancêtre du grenache noir, est cité sous des formes diverses dans les livres de comptes du XIVe siècle. Son succès s’explique notamment par sa résistance à la chaleur, son rendement élevé et sa robustesse – des qualités qui convenaient au climat chaud de Châteauneuf-du-Pape. Selon l’ampélographe Pierre Galet, le grenache figure probablement, au moins dès la fin du XIVe, parmi les cépages majoritaires, même si l’absence de nom précis rend difficile la confirmation.

  • Le grenache s’est diffusé dans le Midi à la faveur des échanges entre le royaume d’Aragon et la Provence, territoires alors en contact diplomatique constant avec la papauté avignonnaise.

Le Picardan, ancêtre du picpoul ?

Le nom de picardan apparaît dès la deuxième moitié du XIVe siècle dans les inventaires de la Chambre Apostolique. Il pourrait désigner un ancêtre du picpoul blanc, aujourd’hui reconnu sous le nom de picardin ou encore picpoul dans l’aire de Châteauneuf-du-Pape. Le picardan était apprécié pour ses qualités rafraîchissantes et son acidité – atouts pour la production de vins blancs secs à destination de la cour pontificale (source : R. Chevalier, Les Vins du pape, 2000).

La Clairette, l’héritage de l’Antiquité

Utilisée depuis l’époque romaine en Provence, la clairette (“clarate”) apparaît dans les archives pontificales sous le nom latin clarea. Sa présence dans les vignobles de Châteauneuf-du-Pape à la période pontificale est hautement probable. Ce cépage blanc, donnant des vins légers et aromatiques, était réputé pour ses qualités de garde et d’accompagnement gastronomique.

  • La clairette est aujourd’hui encore un cépage autorisé dans l’appellation Châteauneuf-du-Pape et composait déjà, selon le mémoire de J. de Nuchatel (1362), une part significative des plantations.

Des cépages oubliés : la mosaïque médiévale

L’époque des papes fut aussi celle où d’autres variétés plus discrètes, parfois disparues, structuraient l’encépagement du secteur. Le terroir regorgeait alors de cépages à la destinée moins glorieuse, victimes du phylloxéra ou de l’évolution des goûts.

  • Cinsaut : même si ce cépage ne prend de l’ampleur qu’au XIXe siècle, son ancêtre probable, le “sensal”, est mentionné dès le XVe siècle dans des actes du Comtat Venaissin (source : Ampélographie, Galet, 2000).
  • Bourboulenc : son nom n’apparaît qu’au XVIe siècle, mais il fait partie des plants traditionnels des régions voisines, et il n’est pas exclu qu’une variété proche ait été cultivée sous l’influence papale.
  • “Vigne noire” ou “Noir de Chusclan”, un cépage rustique qui figurait parmi les cépages “de service” dans le Comtat, servant à doter les vins de couleur et d’intensité.

L'archéologie et l’analyse ADN moderne travaillent aujourd'hui à répertorier ces cépages “fantômes”, dont certains furent portés disparus après la crise phylloxérique du XIXe siècle.

L’influence papale sur le choix variétal

Pourquoi les papes ont-ils favorisé tel ou tel cépage ? Trois raisons principales expliquent ce choix stratégique :

  1. Vins de messe et prestige de la table : la messe et les banquets pontificaux réclamaient des vins “purs”, aptes à la conservation et dotés d’une certaine puissance.
  2. Échanges diplomatiques : des échanges nombreux avec l’Espagne, l’Italie et le nord de la France favorisaient la circulation de boutures et de savoir-faire viticoles.
  3. Adaptation au climat méditerranéen : le choix de cépages robustes comme le grenache, la clairette ou le picpoul répondait à la nécessité d’assurer la fertilité des plantations malgré la sécheresse, le mistral, et la pauvreté des sols.

La marque laissée par les choix pontificaux est perceptible encore aujourd’hui dans la composition ampélographique de l’appellation : des cépages issus d’une sélection patiente, confrontée aux impératifs du lieu et du temps.

Les traces visibles aujourd’hui dans l’appellation

Châteauneuf-du-Pape est célèbre pour sa large palette : 13 cépages autorisés à l’heure actuelle – l’héritage de cette période riche d’expérimentations et de brassage variétal. Les plus répandus sont aujourd’hui le grenache noir (70 % du vignoble), suivi par la syrah, le mourvèdre et le cinsaut pour les rouges, puis la clairette et le bourboulenc pour les blancs (source : Syndicat des Vignerons de Châteauneuf-du-Pape, données 2022).

Mais derrière ce panorama contemporain, la mémoire des premiers plants demeure dans les légendes, dans les murs ruinés du château, et, pour qui sait lire le paysage, dans la conservation de vieilles parcelles de clairette aux noms évocateurs : “Les Vignes Blanches”, “La Croix du Pape”.

Perspectives pour les passionnés d’ampélographie

Au détour des recherches récentes, la reconstitution de l’encépagement médiéval suscite un nouvel engouement. Des vignerons, appuyés par des chercheurs de l'INRAE et de l’Université d’Avignon, testent aujourd’hui d’anciens cépages oubliés, identifiés dans les parchemins, parfois exhumés au détour d’une vieille vigne.

  • Un projet de “conservatoire des cépages anciens” porté depuis 2015 par la Maison des Vins du Rhône associe historiens et ampélographes dans une quête patrimoniale et gustative (voir article de Vitisphère, 2019).
  • Des expériences menées par plusieurs domaines, dont Château la Nerthe et Domaine du Vieux Télégraphe, s’attachent à reproduire certaines cuvées à partir de grenache blanc, picardan et clairette, autant de clins d’œil aux racines papales du territoire.

Comprendre quels furent les premiers cépages cultivés sous l’influence papale, c’est renouer avec l’esprit originel du vignoble, fait de curiosité, d’audace et de respect du terroir. Les traces parfois ténues que laissent les textes et les paysages forment un précieux fil d’Ariane pour qui s’intéresse encore, aujourd’hui, à la fabuleuse histoire de Châteauneuf-du-Pape.

En savoir plus à ce sujet :